Christina Kitsos
Conseillère administrative Ville de Genève
La réforme de la gouvernance de la petite enfance est un des objectifs prioritaires du pro-gramme de législature 2020-2025 du Conseil administratif. Elle l’est également pour le PS Ville de Genève qui inclut la municipalisation dans son programme. Notre camarade Christina Kitsos, Conseillère administrative en charge de la cohésion sociale et de la solidarité, ne ménage pas ses efforts pour défendre son projet de municipalisation par étapes. Cette réforme essentielle est nécessaire, tant pour le bien des enfants, de leurs parents que pour l’ensemble de la collectivité.
Olivia Bessat : Pour toi, les crèches sont un service public. Pourquoi ?
Christina Kitsos : Les connaissances actuelles démontrent l’importance des premières années dans le développement de l’enfant. Les crèches permettent aux enfants d’exercer diverses activités propices à leur développement cognitif et social, et pose les bases nécessaires à l’apprentissage et au bien-être tout au long de la vie. Les études montrent d’ailleurs que le passage en crèche a un impact positif sur la réussite scolaire. La détection des besoins spécifiques et la mise en place de solutions dès le plus jeune âge produisent de véritables miracles.
Ces éléments militent pour que l’éducation préscolaire soit considérée comme une mission de service public à part entière. A l’instar de l’école, les bienfaits sont évidents, tant pour l’enfant que pour l’ensemble de la collectivité. Municipaliser le domaine de la petite enfance, c’est reconnaitre à sa juste valeur le travail d’intérêt public effectué par le personnel de la petite enfance.
Certaines communes genevoises comme Meyrin et Vernier l’ont bien compris puisqu’elles ont municipalisé leurs structures depuis de nombreuses années. Quant à la ville de Lancy, notre camarade Salima Moyard a aussi récemment lancé cette ré-forme. Cette dynamique me réjouit. (NDLR: retrouvez les membres des Conseils administratifs de ces communes et d’autres dans les pages suivantes).
Le coût des crèches est régulièrement mis en avant lorsqu’il s’agit de développer de nouvelles places. Est-ce justifié ?
« La crèche est rentable, c’est son absence qui coûte », de la Conférence latine des délégué-e-s à l’égalité, démontre que le rendement économique des crèches est très élevé puisque 1 franc investi rapporte près de 3 francs en moyenne. L’augmentation des taux d’activité des femmes permise par la création de nouvelles places stimule l’économie, les recettes fiscales et réduit les dépenses de transfert.
Quant à l’étude du BAK economics « Modèle global économique pour l’analyse relative à la politique de la petite enfance », elle dé-montre que l’extension des capacités d’éducation préscolaire génère une augmentation substantielle du PIB à court, moyen et long terme. Elle montre également qu’une amélioration de la qualité de prise en charge, en particulier des enfants défavorisé-es, est particulièrement bénéfique.
Le retour sur investissement de la création de nouvelles places d’éducation préscolaire est donc largement démontré, tant d’un point de vue qualitatif que quantitatif.
Quelles sont les options de gouvernance possibles, et pourquoi être en faveur d’une municipalisation ?
Le modèle de gouvernance privilégié doit être cohérent avec la vision politique et stratégique de la prestation.
Par exemple, si certain-e-s considèrent l’éducation préscolaire comme du gardiennage, du ressort de la sphère privée, et se satisfont des inégalités salariales entre les femmes et les hommes, la fondation de droit privé sera parfaitement adaptée.
C’est évidemment en totale opposition avec ma vision puisque je considère l’éducation préscolaire, à l’instar de l’école, comme une mission de service public à part entière. Qui imaginerait aujourd’hui déléguer le pilotage et la gestion des écoles publiques ?
Il ne faut pas oublier que créer une fondation couterait des millions supplémentaires pour faire fonctionner un nouvel échelon administratif. Pour moi, cet argent doit être investi dans l’égalité et la justice sociale en initiant une revalorisation de métiers exercés à 90 % par des femmes et non dans une strate administrative supplémentaire. C’est le sens de mon projet.
Pourquoi avoir choisi une politique des petits pas, plutôt que de tenter une municipalisation en bloc ? Peut-on espérer une accélération de la municipalisation après 2028 ?
J’aurais souhaité faire cette réforme en bloc. Cette position est loin d’être iconoclaste puisque le député socialiste Morier proposait déjà en 1898 de municipaliser la crèche de Plainpalais ! Dans les années 1960-1970, la municipalisation est aussi soutenue par le PDC puisque Jean-Paul Buensod, Conseiller administratif de l’époque, déclarait alors que « le jour où les comités privés ne pourraient plus créer et gérer de nouvelles crèches, on pourrait envisager une municipalisation ». Néanmoins, la municipalisation en bloc, option derrière laquelle la Ville court depuis des décennies, est désormais difficilement réaliste, tant du point de vue opérationnel (intégrer d’un seul tenant près de 2’000 employé-e-s en Ville) que financier dans le contexte budgétaire actuel (le coût est estimé à près de 18 millions).
La municipalisation par étapes est la solution la plus pragmatique et concrète qui permet enfin d’engager cette réforme. Le chemin sera long, mais au moins nous ne faisons pas fausse route. L’important est de lancer la réforme sans tarder afin que d’ici à quelques décennies, si ce n’est pas avant, le financement des crèches soit entièrement assumé par la collectivité publique et l’éducation préscolaire considérée comme un droit à l’instar de l’école. On se demandera alors comment c’était possible avant cela !
Dans ce contexte, le Conseil administratif a décidé de municipaliser toutes les nouvelles structures d’accueil qui ouvriront à partir de 2023, soit près de 700 nouvelles places d’éducation préscolaire. Ce mouvement devra se poursuivre après 2028 et s’accélérer en fonction des opportunités et possibilités budgétaires.
Quelles sont les réactions des partenaires de la petite enfance ?
Depuis le début du projet initié en septembre 2020, nous avons consulté régulièrement et très largement les nombreux partenaires du domaine de la petite enfance (Commission des finances du Conseil municipal, Commission consultative de la petite enfance, comités associatifs, Fédération genevoise des institutions de la petite enfance, directions de structures, syndicats, etc.).
Il n’y a probablement jamais eu autant – en si peu de temps – de consultations et de communications dans un contexte de charge de travail inédit généré pandémie. La Fédération genevoise des institutions de la petite enfance (FGIPE) s’est d’ailleurs réjouie de notre approche participative. Les comi-tés associatifs ont été consultés s’agissant de leurs attentes par rapport à la réforme. Ils sont majoritairement enthousiastes et considèrent la communication adaptée. La moitié des comités souhaite contribuer ac-tivement au projet.
Peut-on craindre qu’avec l’apparition d’un système de gouvernance à deux vitesses, cela fasse appel d’air et que les comités bénévoles se démobilisent, précipitant une municipalisation accélérée ? Sommes-nous prêt-e-s si tel était le cas ?
C’est effectivement l’un des enjeux de la réforme. D’autres grandes villes comme Lausanne ou Paris fonctionnent avec un système hybride public/subventionné qui ne pose pas ce type de problème.
En Ville, en cas de démission d’un-e membre du comité, celle ou celui-ci s’engage à trouver de nouveaux membres pour créer un nouveau comité. Cette contrainte protège la Ville contre l’éventualité d’une municipalisation forcée.
Je suis parfaitement consciente des difficultés rencontrées par certains comités qui sont de plusieurs ordres : surcharge de travail demandé aux membres, difficultés face aux problèmes managériaux, etc. Dans ce contexte, le Service de la petite enfance soutient les comités dans l’exécution de leur mission. Le Service n’est néanmoins pas en mesure de pallier à l’ensemble des problématiques rencontrées par les comités associatifs avec les ressources actuelles. Des solutions complémentaires en cours de discussion sont nécessaires pour accompagner encore davantage les comités dans leur mission.
Comment la municipalisation participe-t-elle à la revalorisation de tous les métiers de la petite enfance ?
Une analyse fine a été menée ces derniers mois afin d’objectiver les différences salariales des métiers de la petite enfance.
Ces métiers (éducatrice et éducateur, assistant-e socio-éducatif-ve-s, etc.) ont été colloqués dans la grille salariale de la Ville. Les résultats démontrent que les salaires du personnel de la petite enfance sont globalement inférieurs d’une dizaine de pour-cent à ce qu’ils seraient si le personnel était municipalisé. Ces différences touchent en grande majorité des femmes puisqu’elles représentent 90% de l’effectif.
En initiant une revalorisation des salaires du domaine de la petite enfance, nous faisons un pas supplémentaire vers l’égalité salariale entre les femmes et les hommes.
Penses-tu que le pilotage par la Ville pourrait pallier aux manquements, compréhensibles, du système de gouvernance actuel, tant en termes de RH que de gestion ?
Le modèle de gouvernance qui repose sur des comités bénévoles a atteint ses limites depuis de nombreuses années. Le rapport de Jean-Paul Bari de 1998 mettait déjà en exergue cette réalité. La gouvernance actuelle ne garantit pas l’efficacité et l’efficience d’un dispositif qui coute près de 120 millions par année à la Ville.
Il est devenu extrêmement compliqué, voire impossible, de trouver de nouveaux bénévoles pour constituer des comités. L’ouverture de nouvelles places n’est donc pas garantie alors même qu’il manque plus de 1’000 places d’éducation préscolaire en Ville. Au surplus, certains comités ont de plus en plus de mal à assumer des respon-sabilités lourdes d’employeur, la gestion des relations avec les parents et la forte com-plexité administrative.
La municipalisation permettra de garantir l’exploitation de nouvelles places, de décharger les bénévoles de tâches chronophages et complexes qui seront alors assumées par des spécialistes. L’énergie utilisée par les bénévoles pour gérer les structures doit être utilisée à meilleur escient, pour des projets spécifiquement dédiés aux enfants.
Penses-tu que la municipalisation aura un effet bénéfique également sur l’accueil des enfants, sur l’accompagnement proposé ?
La municipalisation permettra d’assurer une égalité de traitement avec un socle commun pour l’ensemble des enfants accueillis car nous disposerons des leviers pour dé-ployer une véritable politique d’éducation préscolaire. La cohérence et la garantie de l’accueil seront renforcées notamment avec un système de remplacement centralisé. La prise en charge des enfants à besoins éducatifs particuliers, l’éveil aux langues, les actions de lutte contre les discriminations, etc. seront harmonisés.
Comment vois-tu l’offensive de la droite à Lancy, avec un référendum demandant la création d’une fondation de droit privé ?
La droite considère que la « garde » d’enfants relève du domaine privé. Elle milite de facto pour pérenniser les inégalités salariales qui touchent en très grande majorité des femmes. La fondation de droit privé est ici le meilleur moyen pour faire perdurer cette vision passéiste, ce qui nous renvoie indirectement à l’image traditionnelle des femmes au foyer non reconnues pour tout le travail effectué.